Mont Tendre

M

Nous nous sommes réveillés tôt ce matin. Marcel et Werner étaient prêts lorsque j’ai descendu l’escalier de bois pour les retrouver. Aucuns mots inutiles : il est trois heures du matin. Werner a rempli un thermos avec du café préparé à la cafetière italienne.

Je les suis en retrait. Ce ne sont pas mes jambes ensommeillées qui me retardent: j’ai envie de solitude, de me fondre dans le noir de la nuit. Quelques minutes plus tard, nous sommes installés dans la Peugeot. De la plage arrière, j’écoute distraitement leur conversation, souriant avec un peu d’ironie à la conduite prudente de Werner. Il connaît le chemin. Je me tais. Ils parlent de chemins, de routes barrées, de la pluie qui menace. ¨^

Werner gare sa voiture à la limite d’un sentier forestier. Nous allumons nos lampes frontales. Je comprends vaguement la direction à suivre. A plat, je m’aventure sur le chemin herbeux avec une belle allure. Le froid de cette nuit estivale m’y encourage. J’entends leurs voix s’amenuiser à force que nous progressons. J’aime cette solitude. La nuit, l’odeur sèche des herbes jurassiennes. Le froid de la nuit, les effluves âcres des prés dans lesquels les vaches paissent, encore invisibles.

Lesceline traverse mon souvenir. Ensemble nous avions parcourus ces mêmes flans et de plus abrupts encore. Les voix douces et assurées de mes compagnons m’interpellent. Malgré nos lampes frontales nous avons manqué la marque du sentier pédestre. Je me tais. Je doute que j’aie marché trop vite. Pourtant ils semblent un instant sinon perdus, du moins déboussolés.

Marcel est un Combier. Même s’il vient de la plaine, il habite à la Vallée de Joux depuis plus de vingt ans. Il nous dit que nous pouvons monter ainsi, à la perpendiculaire du chemin forestier, et que nous arriverons au sommet en un rien de temps. Werner sourit. Je ne dis rien. J’ai soif d’aventure, de surprise.


Marcel s’élance. Enjambe le muret, se dirige sans hésiter à travers les formes sombres qui marque le début du raidillon. Il dicte le rythme. Sa douceur habituelle résorbée, il ne se retourne pas pour savoir si nous le suivons. Il gravit les amas de pierres, les bosquets de ronces, les amas de bois morts et les arbres épars avec assurance. Son dos droit. Ses épaules confiantes. D’où viennent les peurs qui glacent ses yeux bleus?

Après quelques minutes déjà, je ne peux suivre sa cadence. Je souris. Je le regarde à distance. Ma lampe frontale aplatit les horizons: celui qui me séparent de mes compagnons, la hauteur des arbres, le dénivelé de la pente. J’aperçois toujours la silhouette ancrée de Marcel. Un phare.

Malgré l’heure et le noir de la nuit, nous parvenons au mur de pierre qui parcourt cette partie-là des crêtes du Jura peu avant 5 heures du matin. J’ai rejoint Werner à quelques foulées du mur, ou peut-être, sensible chef d’expédition, m’aura-t-il attendu. Marcel se tient de l’autre côté. Et juste au-dessus, à moins de cent mètres, le triangle de métal qui indique le sommet du Mont-Tendre.

Nous avançons lentement. Comme pour ne pas éveiller Aurore. Marcel, Werner et moi regardons en direction du levant. Le vent souffle. Le Léman impose sa forme noire. Face à nous, de Vevey à Morges, des lumières factices tracent les rives et les autoroutes.

Nous nous abritons du vent ; mangeons une pomme et des fruits secs ; guettons l’éveil de la déesse aux doigts de rose.

A l’est, le ciel bientôt s’empourpre. Je saisis avec mon téléphone ces instants, cet éveil du 15 août 2023. Werner dicte au sien les étapes de ce double lever de soleil. Marcel reste assis. Il sait. Il est calme. Je l’admire. Le vent nous fouette et nous pousse à nous réfugier sous la soupente d’une bergerie. Le moment est saisissant: la clarté qui éclaire l’est et la noirceur qui enveloppe l’ouest du Léman.

Lesceline est à New York. Pourtant, en posant mon regard sur Genève enfoncé dans l’anthracite d’un orage imminent, c’est à elle que je pense. Je détourne mon regard. Je reviens vers mes amis qui discutent.


Werner nous raconte sa brève rencontre avec deux femmes venues camper, au creux de la montagne, dans une tente vert olive, qu’il a aperçue lorsque il était au sommet du Mont-Tendre. Il est séduisant. Il le sait. Il joue de cette superficialité. Je l’envie.


Nous improvisions un petit déjeuner, à l’abri du vent et de la pluie sous l’auvent d’une bergerie. Nous repensons encore à la magie de l’aube et du soleil naissant. A nos voix couvertes par le vent lorsque l’un après l’autre nous avons déclamé à l’astre les engagements que nous prenions envers nous-même.

Je laisse les émotions perler à la lisière de mes paupières. Je sens en moi naître une nouvelle force. Le courage d’être heureux.

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